La majorité (ou quasi-totalité) des personnes venant me consulter ont une relation très conflictuelle à leur alimentation et leur corps. La problématique majeure rencontrée lorsque l’on a un trouble de l’alimentation ou que l’on suit des régimes restrictifs depuis des années : on est obsédé.e par la nourriture. On est autant obsédé.e par l’idée de manger que de ne pas manger ; tout nous fait envie, on a le sentiment d’être constamment sur un fil qui peut lâcher à tout moment et nous faire perdre le contrôle, tant on s’est privé.e. À la fois, l’objectif quotidien qui rythme nos journées est d’enfin réussir à manger moins ou mieux. L’alimentation est omniprésente et est une source d’angoisse importante…

Aujourd’hui, j’ai interrogé Gaël, qui se définit, à l’inverse, comme un mangeur serein et intuitif : il a 25 ans, et il nous parle de son rapport à l’alimentation et au corps.

Ah et, petit disclamer : cet article n’a pas pour objectif de montrer « une bonne façon de faire, le comportement à suivre », ça n’est pas non plus ce que prétend Gaël. Il parle de son expérience avec l’alimentation, en tant que mangeur intuitif ; ça n’est pas l’alimentation ou le comportement parfait, c’est celui dans lequel il se sent bien et serein ! Bonne lecture 🙂

Comment vois-tu l’alimentation, si tu devais la décrire en quelques mots ? Pour toi, manger, ça sert à quoi ?

Pour moi, je vois l’alimentation comme « avoir de l’énergie », répondre à un besoin important pour mon corps et prendre du plaisir. Je la visualise de façon positive en tout cas.

Quelle éducation alimentaire as-tu reçu quand tu étais enfant ? Considères-tu que cette éducation t’a aidé à développer un rapport sain à l’alimentation ?

 J’ai toujours mangé de tout, ce que je n’aimais pas on ne me forçait pas à le manger. J’ai eu la chance de découvrir beaucoup d’aliments car on mangeait très varié, et donc d’aimer beaucoup de choses différentes. On a toujours mangé équilibré, et pour moi « équilibré » signifie de tout au sein du repas : des viandes, des poissons, des légumes, des féculents…, sans pour autant que ce soit uniquement ça, on pouvait aussi bien manger dehors. C’est vrai que j’ai eu de la chance, mes parents ne m’ont jamais dit : « arrête de manger ça » ou ce genre de remarques. Aux goûters par exemple, j’avais pas mal de choix différents qui m’étaient proposés, je prenais ce qui me faisait envie : j’aimais beaucoup les fruits comme les gâteaux, je variais. 

Oui, c’est sûr et certain que cette éducation m’a aidé ; aujourd’hui, je n’aurais pas cette relation à l’alimentation si on ne m’avait pas éduqué à cette variété alimentaire-là ou si j’avais mal vécu quelque chose ou des remarques.

As-tu déjà essayé de chercher à modifier ton alimentation, et si oui, dans quelle optique et de quelle façon ?

Oui, la seule fois où j’ai voulu modifier mon alimentation a été lorsque j’ai commencé à faire du sport et que je voulais me muscler ; j’ai dû conscientiser ce que je mangeais, alors qu’avant c’était très intuitif depuis petit. Là, je devais réfléchir un peu plus (par exemple, penser à ajouter des collations, penser à avoir les bons apports pour ma pratique sportive…). Mais par contre, je n’ai jamais drastiquement changé mon alimentation, je n’ai pas suivi de régimes spécifiques ou un rythme qui ne me convenait pas. En fait, j’ai juste augmenté un peu les quantités de ce que je mangeais déjà, pour prendre de la masse musculaire. J’ai gardé la même façon de manger. J’ai acquis quelques connaissances sur, par exemple, les aliments qui contenaient des protéines, des glucides etc. Je ne souffrais pas de cette alimentation, j’essayais juste de manger assez, assez de protéines par exemple. Je n’ai jamais cherché à perdre du poids ou à me restreindre, et je pense que ça a joué dans le fait d’avoir une bonne relation à la nourriture.

Aujourd’hui, aimerais-tu perdre du poids ou modifier ton poids/ta composition corporelle ? Et si oui, comment ?

Franchement, aujourd’hui je me sens bien dans mon corps, je l’accepte. Quand j’ai commencé le sport, j’ai pris un peu de masse musculaire, et oui ça ne me gênerait pas de me muscler davantage, mais aujourd’hui j’ai l’impression d’être à mon poids d’équilibre et ça me convient, je me sens bien dans ma façon de manger, je ne mets rien de spécial en place pour changer mon corps. Je fais aujourd’hui du sport parce que ça me fait me sentir bien, et pour ma santé.

« Pourquoi manges-tu ? » ; c’est-à-dire, respectes-tu des heures précises, des signaux corporels en particulier… qu’est-ce qui te pousse à manger et pour quelles raisons ?

C’est tout bête, mais en majorité du temps, quand j’ai faim. J’ai aussi un rythme de vie, je travaille, j’ai des activités dans ma journée… donc mes heures de repas sont au final souvent les mêmes par rapport à mon rythme, ce n’est pas volontairement pour respecter une heure précise, mais mon mode de vie est souvent le même. En fait quand je sens que j’ai besoin de manger, je mange. Je ne conscientise pas vraiment s’il s’agit d’une faim ou d’une envie, j’aurais même du mal à faire la différence, je sens juste que c’est le moment de manger.

Ce qui me pousse aussi à manger, c’est mon niveau d’énergie : parfois, je sens que j’ai un coup de fatigue, et je sais que si je mange un petit truc, ça va me redonner directement de l’énergie. Dans ce genre de moments, je sens que j’ai besoin de manger quelque chose de sucré, qui contient des glucides. J’ai comme un petit peu une liste d’aliments dans ma tête qui, je le sais, me redonnent de l’énergie rapidement, j’ai appris à l’observer. De façon générale, j’ai appris à me connaître et je sais maintenant, pour n’importe quel aliment, à quel point il peut me rassasier, combien de temps il va me tenir au ventre, quelle quantité de cet aliment / ce plat est trop pour moi ou pas assez…

Pour donner un exemple, si je sens que j’ai un petit coup de fatigue, et que je sais que je mange bientôt (dans moins d’une heure et demi), alors je préfère attendre mon repas parce que je sais que j’aurais de la place dans l’estomac et du plaisir, alors que si je mange de façon trop rapprochée, je vais prendre moins de plaisir au repas, j’aurais moins faim, donc je mangerai peu et puis j’aurais faim une heure après… En fait tout ça, j’y pense en quelques secondes, j’ai observé ça à force, donc maintenant je le sais. Sinon, si j’ai envie de manger ou faim je ne me pose pas de questions et je mange.

Quand tu dois composer ton assiette pour manger, comment choisis-tu les quantités, les aliments… ?

 J’arrive à estimer à l’œil ce dont j’ai besoin, mais j’ai quand même mes repères ; par exemple, je sais visuellement dans un verre, quelle quantité de pâtes ou de riz me rassasie, je sais que si j’en ai moins que ça j’aurais encore faim, et s’il y en a plus que ça, ce serait une assiette plus conséquente, qui convient quand j’ai très faim par exemple. Ça me permet d’adapter par rapport à ma faim aussi, ces repères. 

Pour les aliments en eux-mêmes, je les choisis en fonction de ma faim en priorité : si j’ai très faim, j’ai besoin d’être « calé » pour me sentir bien. Les féculents me calent plus que des légumes par exemple. A contrario, si j’ai peu faim, il peut m’arriver de manger juste des légumes et des protéines ou un plat en plus petite quantité. Je conserve toujours des protéines en tout cas ; si je n’en mets pas, je ressens une faiblesse ou un manque d’énergie au long terme. C’est important pour moi.

Le deuxième pilier pour moi, c’est l’énergie comme je le disais, pour pouvoir tenir durant la journée que j’ai devant moi, donc je compose avec les aliments qui je le sais, me tiennent au corps. Et le troisième je dirais que c’est le plaisir : tout ce que je mange me fait envie, je ne peux pas manger quelque chose que je n’aime pas. J’essaye de trouver le meilleur compromis entre : répondre à ma faim, avoir de l’énergie (en journée notamment) et manger par plaisir avec des goûts qui me plaisent.

Après, il n’y a pas que l’énergie : par exemple, le soir, je mange aussi pour pouvoir dormir confortable ; si je ne mange pas assez, je sais que j’aurais faim la nuit, donc c’est important là aussi. Ah et, j’essaye aussi de voir ce que j’ai mangé sur la journée, au global : si j’ai mangé peu de légumes, je vais en mettre davantage aux repas suivants par exemple. J’aime aussi beaucoup essayer des choses différentes, varier.

Mais tout ça a été beaucoup d’observation de moi, et le maintien de cet équilibre-ci pendant des années, et parfois aussi ça m’a demandé de me tromper : j’ai expérimenté plein de repas où je n’ai pas assez mangé et où j’ai eu faim une heure après, et plein d’autres où j’ai trop mangé, pour réussir à connaître aujourd’hui intuitivement quelles assiettes me rassasient.

Quand tu ressens que tu as faim, à quoi penses-tu ou que ressens-tu, émotionnellement ? Comment vis-tu cette faim ?

Quand j’ai faim, je mange, je ne pourrais pas me priver. Je me dis juste que mon corps a besoin de manger. Un peu comme quand j’ai soif, c’est que j’ai besoin de m’hydrater, je ne réfléchis pas plus que ça. Je ne me dis rien de spécial, c’est ni négatif ni positif, c’est juste un ressenti. Et en même temps, je pense que je peux avoir cette facilité-là car je ne cherche pas à perdre du poids et que je ne l’ai jamais cherché, je n’ai pas « peur de grossir » par exemple. 

Combien de temps dure un repas en général, pour toi ? Que fais-tu en mangeant ?

Mes repas quotidiens durent environ 15 minutes, je mange assez vite. Soit je ne fais rien de spécial en mangeant ; je suis en famille, par exemple… soit je regarde quelque chose sur un écran. J’ai remarqué d’ailleurs qu’il y a des choses que je regarde exclusivement quand je mange ; un contenu qui me détend ou qui me fait vraiment me sentir bien quand je mange, pas quelque chose dans lequel je dois être très concentré.

Quel est ta réaction et ton comportement lorsque tu constates que tu as encore envie de manger, mais que tu n’as plus faim, à la fin d’un repas ?

En fait, ça m’arrive rarement après les repas et quand je sors de table, car je m’arrête de manger quand je n’ai plus faim et plus envie de manger, justement. Donc l’envie ne reste pas, je n’ai plus envie. Mais quand ça m’arrive en général, c’est que j’ai juste besoin de rajouter un petit quelque chose, puisque je n’ai plus vraiment de place pour quelque chose de lourd. Ça va plutôt m’arriver quand je suis avec des proches, que j’ai envie de partager un dessert par exemple même si j’ai plus faim. Je ne me pose pas la question de si c’est bien ou mal. Si je ne l’acceptais pas, j’aurais l’impression de ne vraiment pas passer un bon moment, or là le but est de partager, d’avoir du plaisir.

Comment réagis-tu lorsque tu ressens une sensation de faim mais qu’il « n’est pas l’heure de manger » ? Et lorsque c’est une envie de manger en dehors des repas ?

En général, je ressens la faim autour des heures « normales / habituelles » de repas ; pour moi, qu’il soit 11h30 ou 12h ou 14h c’est la même chose. Mais même si j’ai faim en plein milieu de la journée, ou faim alors que j’ai déjà mangé deux heures avant, je mange quand même quelque chose. Je vais juste me dire que je n’ai sûrement pas assez mangé. En fait ça revient à ce que je disais avant ; si dans les 1 heure et demi je sais que j’aurais pas de « gros repas », je n’attends pas et je mange. Sauf si je n’ai pas le choix par rapport à mes horaires, je m’adapte.

Je ressens rarement des fortes envies de manger en dehors des repas, si j’ai assez mangé. Mais si j’ai des envies de manger, ça va plutôt être des choses sucrées, et plutôt quand je suis avec d’autres personnes en fait, pour des raisons sociales/émotionnelles, parce que ça me fait plaisir de manger et parler avec elles. Ou ça va être des habitudes qui me font envie et plaisir : du chocolat avec le café par exemple, comme un rituel, pourtant je n’ai pas vraiment faim. En tout cas, si la faim n’est pas présente, c’est rarement quelque chose de lourd dont j’ai envie, c’est un petit truc.

As-tu justement des envies de manger émotionnelles ? L’envie de manger lorsque tu ressens une émotion douloureuse ou à l’inverse joyeuse ? Comment réagis-tu ?

Oui, ma façon de manger peut varier selon mes émotions : la tristesse va plutôt me couper l’appétit, alors qu’être heureux, être avec du monde me pousse justement à manger pour partager ce moment, de manger différemment de d’habitude, de vraiment chercher ce qui me fait plaisir. 

T’arrive-t-il de culpabiliser après un repas ? Un repas riche, copieux, très sucré, ou plusieurs repas comme ceux-là à la suite…

Non, jamais. Si je mange quelque chose à la base, c’est que je suis ok avec le fait de le manger. Je n’ai pas l’impression de surconsommer certains aliments, en excès… je ne vois pas pourquoi je culpabiliserais. Je pense que si un jour, je me vois avoir un comportement alimentaire qui sort de mon comportement habituel, je me poserais des questions oui. La seule chose qui peut me faire « culpabiliser » (mais le mot est trop fort, c’est plutôt que ça m’embête), c’est au niveau financier ; si j’ai dépensé beaucoup d’argent dans la nourriture et que ça ne m’a pas réellement fait plaisir. Ou quand je mange dehors alors que je n’en avais vraiment pas envie et que j’avais envie de manger maison, oui ça m’embête, je trouve que c’est du « gâchis », mais le mot culpabilité est trop fort. 

Est-ce que parfois, il peut t’arriver de remettre en question ta consommation alimentaire, en te disant que tu as mangé récemment « trop », trop gras, trop sucré, ou pas assez de protéines, de légumes… etc ? Comment réagis-tu alors ?

Oui, bien sûr, mais ça ne va pas me faire « culpabiliser », c’est un mot trop fort. Et je vais me faire cette remarque en terme de sensations physiques plutôt que de « mental » ; je sens que parfois, je n’ai pas assez mangé et donc pas assez d’énergie, donc je sais que là je dois manger davantage ; pareil si j’ai mangé très très sucré/gras sur une courte période, je le sens physiquement et donc je sais que j’irai vers d’autres aliments prochainement, mais c’est dans une question de confort et de santé, et pas dans un raisonnement de « c’est bien ou c’est mal ». J’ai souvent envie de légumes après avoir mangé très gras ou sucré.

A quelle fréquence penses-tu à la nourriture en dehors des repas ? Pour quelles raisons ?

 J’y pense sur le moment quand j’ai faim ou que je dois me faire à manger, ou acheter à manger, ou alors parfois il m’arrive dans la journée de penser à mon repas du soir pour être tranquille en rentrant, mais ça me prend peu de temps. 

Est-ce que cela t’arrive de ressentir que tu as trop mangé ? À quoi penses-tu et que fais-tu dans ces moments-là ?

Ça m’arrive rarement d’être vraiment dans l’inconfort, car comme on le disait tout à l’heure, j’arrive à connaître ce qui me rassasie de façon « confortable ». Mais oui ça peut m’arriver de me dire « Ah là, j’ai bien bien mangé », je me sens moins confortable, mais je ne pense à rien en particulier et je ne vais pas chercher à changer mes prochains repas ou manger moins volontairement, sauf si j’ai moins faim. Parfois, ça m’arrive aussi de « trop/bien manger » et d’avoir de nouveau très faim au repas suivant, donc je l’écoute et je ne suis pas la règle de « manger moins après un gros repas » car elle n’est pas toujours vraie, parfois je ne ressens pas ça.

Passes-tu souvent du temps à te « bodychecker », ou à le faire sur les autres pour te comparer ?

Non, ça ne m’arrive pas, je me regarde bien sûr dans la journée, c’est sûr, mais pas dans le but de me « bodychecker », et je ne me compare pas ou plus aux autres. Avant justement, quand j’ai commencé le sport et que j’étais plus jeune, j’avais plus tendance à me comparer. Je suivais plusieurs comptes fitness sur Instagram, et justement je me regardais beaucoup plus ET je regardais beaucoup plus les autres.

Quelle est ta réaction et ton ressenti si tu perçois que ton corps change, par exemple si tu grossis ou maigris ?

Je sais qu’il y a des modifications normales du corps, pendant la digestion on n’est pas pareil qu’à jeun, donc ça, ça m’est égal, c’est pour tout le monde pareil. Mais en effet je n’aimerais pas perdre de la masse musculaire, je veillerai à (re)manger suffisamment si je sens que je mange moins par moments, mais je ne ferais pas plus de choses que ça.

Comment gères-tu une sortie au restaurant ou un repas extérieur prévu à l’avance, as-tu de l’angoisse ? Et dans le cas où il s’agit de prises alimentaires imprévues (tu sais, par exemple, quand un ami te ramène des pâtisseries, ou ton collège de bureau des croissants) ? 

Si c’est prévu, je me dis juste que je suis content de sortir manger dehors, goûter de nouvelles choses, pour moi il n’y a rien de négatif. Pareil si je ne l’ai pas prévu : si on m’en amène et que j’en ai envie, et bien je suis content et j’en prends, et si je n’en ai pas envie, je n’en prends pas, mais je ne ressens pas de stress lié à ça, vraiment pas, au contraire. 

Arrives-tu à voir et comprendre lorsque des personnes autour de toi ont des difficultés avec l’alimentation ?  

Oui, j’ai l’impression de remarquer des choses. Quand parfois, je trouve que des personnes se posent trop de question sur ce qu’ils mangent, qu’ils sont beaucoup dans le mental et pas assez en mode « comprendre leur corps ».

Je vous remercie d’avoir lu cette interview jusqu’au bout. C’était un vrai plaisir d’échanger sur le sujet du comportement alimentaire avec Gaël ! ❤️